Un peu d’encre sous la peau
Dans la société actuelle qui se veut ouverte d’esprit et tolérante, il n’est pas rare de voir bon nombre de préjugés et d’idées reçues surgir à droite à gauche. D’un côté, il y a la loi qui nous dit que nous disposons de notre corps comme bon nous semble mais, de l’autre côté, il y a ceux qui décident d’une normalité et, par la force des choses, dressent un portrait de cette « normalité » qui ne prend en compte qu’un pan de l’humanité. Qu’en est-il des autres ? Ils n’ont pas le droit d’être acceptés car jugés anormaux ?
Entrons dans le vif du sujet avec un débat qui a animé la France il y a peu : Sylvain Hélaine. Ce nom ne vous dit rien ? C’est étrange mais peut-être le connaissez-vous sous le pseudonyme Freakyhoody. Sylvain Hélaine n’est autre que l’homme le plus tatoué de France qui, récemment, a vu son statut de professeur des écoles remis en cause en raison de ses tatouages jugés ostentatoires. Le tatouage aurait-il un impact sur la façon d’enseigner à des enfants ? Encore faudrait-il demander l’avis des plus concernés.

Jugé contre-culture car n’entrant pas dans ce que la société juge de « normale », le tatouage reste tout de même moins critiqué de nos jours qu’il y a 50 ans. Comment expliquer ce rejet ? Pourquoi est-il encore actuel de remettre en cause la légitimité d’un homme à occuper un poste uniquement par son choix de vouloir décorer sa peau avec un peu d’encre ? Pour expliquer ces questionnements, il nous faut remonter un peu le temps, regarder vers le passé pour essayer de comprendre à quel moment le tatouage a commencé à être mal-perçu.
Une brève histoire du tatouage
Le plus vieux souvenir du tatouage que nous avons, c’est Ötzi. Vieux de plus de 5 300 ans. Le corps momifié de cet homme ne comptait pas moins de 61 tatouages dont la majorité représentait des lignes parallèles principalement placées sur le bas du corps, au niveau des articulations. Des chercheurs pensent qu’il s’agissait là d’une méthode pour soulager voire de soigner l’arthrose.
Technique reconnue mondialement, on retrouve le tatouage aux quatre coins du globe. Celtes, Japonais, Égyptiens… De nombreux peuples se sont appropriés le tatouage pour en ressortir quelque chose de sacré. Pour certains, cet art ancestral était une façon de se protéger des maux de la vie, pour d’autres il s’agissait plutôt d’une façon de montrer son appartenance à une tribu ou à une caste sociale. Avec le temps, cet art va peu à peu disparaître avec la montée des religions : l’Eglise clame haut et fort que le tatouage est un blasphème et souhaite interdire le tatouage sur le territoire Européen. Cette interdiction, imposée dans un monde où le catholicisme est une religion importante, aura pour effet la quasi-disparition de celui-ci.
C’est au 16ème siècle que le tatouage commence à revenir accroché à la peau des marins. Il faut savoir qu’à cette époque, le travail en mer n’était pas des plus plaisants, et la main d’œuvre n’était pas toujours composée de bons samaritains. Bien que peu recommandables, ces marins étaient les seuls à accepter les tâches les plus ingrates, c’est pourquoi aucun capitaine ne se permettait de refuser une telle aide à bord de son navire. Mais qui dit capitaine dit ordres ; dit ordres, dit rébellion. Entre les vols, les viols et les mutineries, les punitions tombaient à foison et, à cette époque, une punition n’était pas qu’une simple privation de dessert. Il était plutôt question de coups de fouet et de dos ensanglanté. Méchants et viles mais pas stupides, certains prisonniers ont commencé à se faire tatouer des crucifix sur le corps. La religion étant omniprésente, il était interdit de bafouer l’emblème de Dieu donc, il était interdit de fouetter ou frapper un homme portant à même sa peau un tel symbole. Cette petite technique a permis au tatouage de commencer à faire son retour, apposant, comme par le passé, une sorte de voile protecteur sur les marins peu recommandables.
Peu à peu, le tatouage a fait son grand retour. S’il revient d’abord sur la peau des marins, la technique débarque à son tour dans les prisons, où de nombreux prisonniers vont commencer à l’utiliser. Acte dorénavant attribué aux marginaux, le tatouage reste en Europe où ce dernier va perdre peu à peu sa valeur sacrée et protectrice pour se développer sur de plus en plus de peaux. Il sert à tatouer les esclaves, à marquer les méfaits ou actes négatifs d’un homme sur sa peau. Le tatouage devient malgré lui un symbole politique et négatif. Le tatouage est extrêmement présent dans les prisons et, notamment, en Union Soviétique où il sert à graver sur la peau des hommes tous les méfaits qu’ils ont commis par le biais d’un code graphique. Il est également présent dans les camps de concentration durant la Seconde Guerre Mondiale, servant à imprimer sur la peau des Hommes de la communauté juive un numéro d’identification pour voler à ces personnes leur humanité.
A partir des années 1970, le tatouage commence à se démocratiser, apparaissant d’abord sur des personnalités comme des chanteurs ou des acteurs avant de devenir un véritable phénomène touchant tout le monde, sans distinction. Cependant, cette pratique va rester associée à l’image du mauvais garçon car, dans la mémoire collective, le tatouage ne peut être associé à une bonne personne.
De protection à punition, la signification du tatouage a perdu tout caractère sacré pour devenir un symbole de liberté.
La liberté d’expression et la liberté de soi
Nous vivons dans une société où la liberté d’expression est certainement autant controversée que l’appartenance à son corps. Le tatouage, si par le passé a eu plusieurs rôles, est aujourd’hui un outil d’expression. La peau est le plus grand organe du corps humain, il n’appartient qu’à nous de la décorer, de la personnaliser à l’infini selon nos propres envies.
Quelle personne tatouée n’a jamais entendu les phrases suivantes : « Tu n’as pas peur de regretter ? », « Tu sais que c’est à vie un tatouage ? », « Pourquoi tu t’es fait tatouer ? », « Il a une signification ? », « Ils en pensent quoi tes parents ? ». Des questions qui, dans une société où chacun doit pouvoir disposer de son corps comme il l’entend, peuvent paraître déplacées.
Le tatouage est un choix. Le choix d’user de son corps comme d’une toile pour y graver ce qu’on aime, un désir, un souvenir. Le tatouage est là pour enjoliver le corps, pour se l’approprier dans un monde où, malgré tout ce qui peut être dit, les autres possèdent toujours un droit certain.
Ce qu’il faut retenir, c’est que notre corps nous appartient ; que nous devons décider seul de la façon dont nous souhaitons l’appréhender. Le regard des autres ne doit pas être un frein, et posséder un tatouage n’impacte en rien la personne que nous sommes à l’intérieur, il ne modifie pas nos capacités, notre savoir ou nos facilités. Il est là uniquement pour notre plaisir personnel.
Pour reprendre le débat sur Sylvain Hélaine, pensez-vous que le fait d’être tatoué annihile une légitimité à enseigner la lecture à des enfants ? Pensez-vous que l’apparence physique entache un parcours scolaire au point de discréditer un diplôme obtenu grâce au savoir ? Ne serait-il donc pas judicieux d’arrêter de se limiter à une apparence physique lorsque l’on regarde une personne ?
Un tatouage ne change pas une personne normale en un marginal à exclure, il ne change même rien. Tatoué ou non, l’être humain reste un être humain, ce n’est pas parce qu’un peu d’encre repose sous sa peau qu’il perd toute sa légitimité. Ne portons-nous d’ailleurs pas tous quelques tatouages ? Des marques qui n’étaient pas sur notre peau à la naissance, ces cicatrices que le temps a laissées sur un genou, sur un coude, après une opération ? Et si, dans le fond, nous étions déjà tous tatoué ?